Pour suivre le fleuve Amazone, peu de choix s'offre aux voyageurs. Entre les routes embourbées, quand elles existent, et quelques avions à destination des capitales, l'Amazonie reste une immense zone sauvage où le genre humain ne domine pas encore de toute sa force. De vieux cargos, solides héritiers des bateaux à aubes romantiques, suivent les cours d'eau pour desservir les localités massées sur les berges. Le Victor Manuel avait trois étages : le premier dédié au bétail et à la cargaison, les autres aux passagers. Tous partageaient néanmoins les mêmes conditions, l'air brulant du soleil sur la tôle s'emmêlant des effluves de merde et de mazout. Parfois une pluie tropicale s'abattait, provoquant une brise qui semblait récurer le navire d'un autre âge. Ici ni siège ou couchette, un simple pont où chacun arrime son hamac à la structure métallique, évitant comme il peut les tâches de rouilles formées par les fuites nombreuses. Il faut plusieurs jours pour rallier toutes destinations, et d'autant plus en saison sèche lorsque les cours d'eau sont bas. Il s'agit alors d'éviter de s'installer près de la cuisine sommaire ou des latrines et d'orienter ses affaires pour n'avoir, ensuite, qu'à profiter du paysage monotone au lent défilement.
On y rencontre surtout des locaux, colombien, brésilien ou péruvien, allant de village en village pour quelconque affaire de famille ou de négoce. Parmi eux, souvent se glisse discrètement à bord un étranger en quête d'aventure, se frayant un passage entre les vaches et les chèvres destinées à l'abattoir. Principale cause de la déforestation en Amazonie, l'élevage est un des rares moyens de subsistance pour les fermiers, l'exploitation des arbres rapportant finalement peu. Parfois, une caisse mystérieuse en bois faite de planches perforées est hissée à bord à l'aide d'un palan. Il convient alors d'éviter toute question malvenue et de ne pas croiser les regards provocants des chasseurs de la selva, de la forêt.
Le bateau s'arrête régulièrement à la demande, de jour comme de nuit, offrant un moyen pittoresque d'observer l'activité et la vie modeste des fermes et communautés de l'Amazonie. Certains vivent dans des cabanes sur pilotis, le pas de la porte effleurant la surface du fleuve à la période des pluies, d'autres construisent sur les rares bandes de terre émergées aux sentiers boueux. Les toits sont de ferraille, de bâche ou de palme, les fenêtres grillagées pour se protéger de l'intrusion des insectes. Les petits commerces sont montés tel des radeaux, des balsas, supportés par des troncs d'un diamètre fascinant qui flottent au gré des saisons. Une station essence pour les pirogues à longue queue et un ponton de débarquement forment ainsi le port, tandis qu'un espace découvert servant aux matches de football et une église complètent le tableau classique d'une localité de l'Amazonie. Malgré la petitesse et la fragilité des constructions en bois, la multitude de linge mis à sécher témoigne de l'importante population sur les rives du fleuve.
Son paysage s'en trouve modifié, déboisé. Des zones immenses servent à la plantation des bananiers, des piñas, les ananas, ou de yuca, une sorte de manioc. On aperçoit partout des poulets partiellement déplumés fouiller entre les déchets pour trouver des restes, avant qu'ils ne soient chassés par une meute de chiens abandonnés à leur sort. On s'amuse aussi à encourager les enfants qui courent sur la berge, espérant rattraper le bateau, ou suivre le volute de fumée des mapachos aux lèvres des vieux assis contre un arbre. Les adultes, occupés à crier à répétition leurs marchandises ou à entasser des bûches pour faire du charbon lèvent à peine les yeux au passage du cargo. Rares sont les oiseaux ou les singes à s'approcher désormais du grand axe fluvial, seuls quelques hérons surveillent les pécheurs qui remontent leurs filets. En revanche, de nombreux dauphins, gris ou roses, profitent du bateau pour chasser les poissons étourdis par les remous provoqués par l'hélice.
Le Victor Manuel termine son périple à Iquitos, ville au charme passé, édifiée sur une île entourée de marécages et des rivières formant l'Amazone. Coupée du monde, on ne peut s'y rendre que par avion ou transport fluvial. Quelques rares bâtiments décorés de riches carrelages délabrés par le temps laissent imaginer une ambition perdue avec la fin de l'exploitation du latex dans la région, matière naturelle recueillie sur les hévéas, qui marqua l'époque, fin XIXe, par la promesse d'un développement inespéré. La Casa de Fierro en est le symbole le plus marquant : édifice en fer pré-construit en Europe et acheté par un bolivien lors de la fameuse Exposition Universelle de Paris où fut présenté la Tour Eiffel en 1889, il devait représenter le boom économique et l'exploitation à grande échelle à venir de l'Amazonie. Aujourd'hui, Iquitos vit au rythme des innombrables moto-taxis et bruyants marchés. Dans le quartier de Bélem, des caïmans dépecés aux peaux de serpents séchées, les étals regorgent d'intrigants produits de la selva. Breuvages, plantes, écorces, poudres forment une pharmacopée impressionnante, héritière de la connaissance indigène. Outre une terrifiante odeur de pourriture, le marché est la proie des urubus, charognards à plumes noires venus piller les carcasses abandonnées dans les caniveaux.
Plus proche des récits d'explorateurs dont les carnets sont soigneusement conservés à la bibliothèque d'Iquitos, c'est en forêt que l'on découvre le lien des habitants à la nature, à travers la chasse, les plantes médicinales ou la cueillette de fruits, machette à la main et bottes aux pieds. Qu'il s'agisse de capturer un anaconda pour sa graisse ou de récolter des urucums pour les peintures rituelles, chaque sortie s'accompagne d'un fusil en cas de rencontre fortuite avec un jaguar tapis dans l'ombre. Si l'environnement est hostile, il n'en reste pas moins célébré dans sa totalité comme un grand ensemble d'équilibre, où le monde physique et l'univers des esprits interagissent encore si on y prend garde. Pour nous guider dans ces interactions, les chamans, curandero ou taita comme on les appelle dans certaines régions, permettent à ceux qui en font la demande d'aller explorer cette frontière à travers l'usage de la medicina de la selva tels le kambo (vaccin à base de venin de grenouille), l'ambil (pâte de tabac), le mambe (poudre de feuille de coca) ou la fameuse ayahuasca (breuvage tiré d'une liane).
La vie en Amazonie est rudement menée, malgré l'apparente richesse d'un écosystème fourmillant. Si la concurrence entre plantes et animaux est sans pitié, l'homme est devenu un ennemi impossible à terrasser. Les espaces sauvages et vitaux se réduisent avec une régularité croissante dramatique. Que dire d'une destruction planifiée, course effrénée vers le profit et symbole d'une amélioration du quotidien lorsque le genre humain affronte des conditions sanitaires difficiles où se côtoient les maladies et le manque de moyen ? Si le plastique et le polystyrène ont déjà remplacé poissons et loutres dans les eaux, ce n'est pas tant la faute des individualités sans éducation qu'à l'introduction des mécanismes destructeurs du capitalisme. Ici comme ailleurs, on vend le règne de l'exploitation à perte, ignorant le legs d'un rapport fructueux entre les indigènes et la selva. En la décrivant comme l'Eden ou l'Enfer vert, les explorateurs de ressources ont ignoré les cosmovisions des civilisations amazoniennes, qui puisent force et sérénité dans son imbrication au vivant. Un arrêt de mort qui met à mal l'immensité et la ténacité de l'Amazonie, se laissant encore apprécier ici et là vibrante, sage d'espoir à éviter le décompte des jours la séparant d'un effondrement généralisé. Caïman, paresseux, jaguar et anaconda doivent-ils devenir de simples récits ou de vagues dessins naïfs dans les livres pour enfants ? Qui pour s'émerveiller encore du piaillement aquatique du muchillero ou de la taille du pirarucu ?